1936 : L’ombre de la propagande sur le sautoir
Pour comprendre l’histoire de Dora Ratjen, il faut d’abord saisir l’obsession de l’Allemagne de 1936. Les Jeux Olympiques de Berlin ne sont pas qu’une fête du sport ; c’est une opération de communication militaire. Hitler veut des médailles, à tout prix. C’est dans ce contexte tendu que l’équipe allemande se forme.
Le régime a un problème majeur : sa meilleure sauteuse en hauteur, Gretel Bergmann, est juive. Bien qu’elle ait égalé le record d’Allemagne avec un saut à 1,60 m, impossible pour les nazis de la laisser gagner. Sous la menace d’un boycott américain, ils l’intègrent temporairement à la présélection avant de l’évincer au dernier moment, prétextant des performances insuffisantes. Pour la remplacer, on fait appel à Dora Ratjen.
Dora est une énigme pour ses coéquipières. Elle a une voix grave, une mâchoire carrée et une timidité maladive. Gretel Bergmann racontera plus tard que Dora ne se montrait jamais nue dans les douches communes, préférant s’isoler ou attendre l’obscurité. Malgré ces bizarreries, personne ne pose de questions. Aux Jeux, la performance de Ratjen est honorable mais décevante pour la propagande nazie : elle termine quatrième avec un saut à 1,58 m, au pied d’un podium dominé par la Hongroise Ibolya Csák… elle aussi d’origine juive.
« C’est un garçon… non, une fille » : Le tragique malentendu

Dora Ratjen n’était pas un imposteur calculateur, mais la victime d’une méconnaissance médicale et d’un tabou social. Née en 1918 dans une famille modeste près de Brême, sa naissance a été marquée par la confusion. La sage-femme annonce d’abord un garçon à son père, Heinrich, avant de se raviser cinq minutes plus tard : c’est finalement une fille.
La réalité biologique est plus complexe. Dora est intersexe. Les médecins de l’époque décriront plus tard des organes génitaux ambigus (hypospadias sévère, micropénis, cryptorchidie) qui ont pu tromper l’entourage. Face à l’incertitude et sans doute par peur du scandale, le père décide de « laisser faire ». Dora est élevée comme une fille, porte des robes et fréquente des écoles pour filles.
Pourtant, l’adolescence est un calvaire. Dès ses 11 ans, Dora confiera plus tard avoir compris qu’elle n’était pas une femme. À partir de 18 ans, elle doit se raser tous les deux jours pour cacher sa pilosité faciale. Elle vit dans la hantise d’être découverte, se considérant comme « hermaphrodite » et forcée d’accepter ce sort par loyauté familiale et peur de l’autorité.
Vienne 1938 : La gloire avant la chute

L’apogée de sa carrière sportive survient deux ans après les Jeux de Berlin. Lors des Championnats d’Europe d’athlétisme à Vienne en 1938, Dora Ratjen réalise l’exploit de sa vie. Elle franchit une barre à 1,70 m, décroche la médaille d’or et établit un nouveau record du monde (le précédent était à 1,65 m). La presse, y compris française, exulte devant cet « exploit sensationnel ».
Mais le destin bascule sur le chemin du retour, le 21 septembre 1938. Dans le train express reliant Vienne à Cologne, un contrôleur (ou un passager selon les versions) signale à la police la présence d’un « homme travesti en femme » dans le wagon. Ses mains poilues et sa pomme d’Adam ont attiré l’attention. Arrêtée en gare de Magdebourg, Dora est interrogée.
Plutôt que de nier, l’athlète craque. Elle avoue tout aux policiers : « Je suis un homme ». Pour Dora, cette arrestation sonne paradoxalement comme une libération. Elle explique aux enquêteurs qu’elle attendait ce moment depuis longtemps, consciente qu’elle ne pourrait pas continuer éternellement cette double vie.
De Dora à Heinrich : La vérité et les mythes

Les examens médicaux ordonnés par la police sont sans appel : Dora possède des caractéristiques sexuelles secondaires masculines. Son titre européen est retiré, son record du monde annulé et son nom rayé des palmarès. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, Dora ne finit pas en camp de concentration.
Le 11 janvier 1939, l’état civil est officiellement modifié. Dora devient Heinrich Ratjen. L’histoire prend alors un tournant encore plus surprenant : l’ancienne championne de saut en hauteur est incorporée dans l’armée. On retrouve Heinrich quelques mois plus tard, soldat de la Wehrmacht sur la ligne Siegfried, avant qu’il ne parte pour le front.
Après la guerre, Heinrich gère le bar de ses parents et refuse la plupart des interviews jusqu’à sa mort en 2008. Une légende tenace, alimentée par le film Berlin 36 sorti en 2009, voudrait que les nazis aient sciemment utilisé un homme pour empêcher Gretel Bergmann de gagner. Les historiens sont sceptiques : les documents d’enquête de 1938 montrent la surprise réelle des autorités. Si Heinrich a parfois affirmé avoir été forcé par les Jeunesses Hitlériennes, c’était probablement une stratégie pour se dédouaner après-guerre.
L’histoire de Dora Ratjen résonne étrangement avec l’actualité. Des décennies avant les débats sur Caster Semenya ou les athlètes transgenres, ce cas mettait déjà en lumière la difficulté pour le sport binaire (hommes/femmes) de s’adapter à la complexité de la biologie humaine.








