Yue Fei et Qin Hui : le héros et le traître de l’histoire chinoise

Dans l’histoire de la Chine, peu de duos sont aussi célèbres que Yue Fei et Qin Hui. Le premier est devenu un héros national, symbole de loyauté et de courage. Le second est resté dans la mémoire collective comme le traître absolu, celui qui vend son pays et sacrifie un héros pour sauver sa place. Derrière ces deux figures, il y a une guerre, un empire divisé, des statues qu’on insulte encore aujourd’hui… et une question très actuelle : jusqu’où peut-on aller pour “faire la paix” ?
qin hui yue fei

Deux destins qui s’affrontent sous la dynastie Song

Pour comprendre pourquoi Yue Fei et Qin Hui sont devenus des symboles, il faut revenir au XIIe siècle, sous la dynastie Song. À cette époque, la Chine est attaquée par les Jürchen, qui fondent la dynastie Jin au nord. L’ancienne capitale impériale tombe, l’empereur est capturé, et la cour se replie plus au sud. C’est la fin des Song du Nord et le début des Song du Sud.

Dans ce chaos, deux hommes vont incarner deux choix politiques opposés. D’un côté, Yue Fei, général brillant, veut continuer la guerre pour reprendre les territoires perdus. De l’autre, Qin Hui, haut fonctionnaire devenu premier ministre, pousse l’empereur à négocier avec les Jin, quitte à accepter une paix humiliante pour l’empire.

Qin Hui, le ministre devenu symbole de trahison

Qin Hui naît en 1090 dans la région de Nankin. Il réussit les prestigieux examens impériaux et entre à la cour des Song. Au départ, ce n’est pas un “méchant” de film : c’est un lettré, un technicien de la politique, pris dans une époque ultra-violente où les alliances changent vite.

Lors des invasions des Jin, il est fait prisonnier et emmené au nord. Quelques années plus tard, il “réapparaît” soudainement dans le camp des Song du Sud après une évasion aussi miraculeuse que douteuse. Malgré les soupçons, il regagne la confiance du nouvel empereur, Gaozong, et devient son principal ministre.

Qin Hui se pose alors en champion de la paix négociée. Il soutient un accord avec les Jin pour mettre fin à la guerre. Le résultat, c’est le traité de Shaoxing : les Song acceptent de renoncer à tous les territoires au nord d’une grande ligne naturelle (monts Qinling et rivière Huai) et doivent verser un lourd tribut annuel en argent et en soie. Sur le papier, la Chine du Sud est “en paix”, mais en réalité, elle devient vassale des Jin.

La paix à tout prix, ou comment perdre la face

Pour beaucoup de contemporains, cette paix ressemble à une capitulation. On abandonne l’ancienne capitale, on accepte de payer, on reconnaît la suprématie de l’ennemi. Les partisans de la reconquête, dont Yue Fei, voient ça comme une honte historique.

C’est là que le rôle de Qin Hui bascule, dans la mémoire collective, de “politicien pragmatique” à traître à la nation. Non seulement il accepte le compromis, mais il fait aussi éliminer le général qui incarne l’espoir de reprendre le nord : Yue Fei. À partir de là, son nom devient synonyme de trahison politique.

Yue Fei, le général loyal jusqu’à la mort

Yue Fei naît en 1103 dans une famille de paysans modestes. Il survit à une inondation, travaille aux champs, puis s’engage dans l’armée. C’est un profil totalement différent de Qin Hui : un homme de terrain, proche des soldats, mais aussi lettré, calligraphe et poète. En Chine, on dira de lui qu’il incarne à la fois le wen (la culture, les lettres) et le wu (la force militaire).

Sur le champ de bataille, Yue Fei accumule les victoires contre les Jin. Il reprend des villes, consolide les frontières, empêche l’effondrement complet de la dynastie. Il se montre dur dans la guerre, mais exige que ses troupes respectent les civils, ne pillent pas, ne violent pas. Pour beaucoup de Chinois, il devient le modèle du général vertueux.

« Servir le pays avec la plus extrême loyauté »

La légende la plus connue sur Yue Fei le montre avec sa mère, avant son départ à la guerre. Elle hésite à le laisser partir : elle a besoin de lui, mais le pays a besoin de soldats. Pour l’encourager et lui rappeler son devoir, elle lui tatoue dans le dos quatre caractères chinois : 尽忠报国 (jìn zhōng bào guó).

尽忠报国 – « servir le pays avec la plus extrême loyauté »

Que cet épisode soit totalement historique ou en partie romancé importe peu : il est devenu un repère dans la culture chinoise. Il résume l’image de Yue Fei : un homme prêt à tout sacrifier pour son pays, y compris sa propre vie. Son dos tatoué est l’inverse exact de Qin Hui, souvent représenté à genoux, mains liées, symbole de lâcheté.

Un héros sacrifié par le pouvoir impérial

Au début des années 1140, Yue Fei remporte de nouvelles victoires et se rapproche de l’ancienne capitale. Il veut aller jusqu’au bout, reprendre les territoires perdus et effacer l’humiliation de la défaite. C’est précisément ce que redoutent l’empereur Gaozong et Qin Hui.

Si le nord est libéré, l’empereur captif pourrait revenir et réclamer le trône. La reconquête n’est plus seulement une question de fierté nationale, c’est aussi une menace politique directe pour le pouvoir en place. Pour “protéger” ce pouvoir, Qin Hui fait rappeler Yue Fei en urgence, puis organise son procès pour trahison.

Les charges sont floues, les preuves inexistantes. On torture, on enquête, on insiste… sans rien trouver. Finalement, Yue Fei est exécuté quand même, avec son fils, à l’âge d’environ 39 ans. La phrase qui lui est attribuée – l’idée que “dix ans d’efforts sont détruits en un instant” – résume le gâchis.

Politiquement, le problème est “réglé”. Symboliquement, c’est l’inverse : la mort de Yue Fei le transforme en martyr patriotique. Plus le temps passe, plus son aura grandit, et plus Qin Hui apparaît comme celui qui a vendu un héros pour sécuriser une paix honteuse.

Des statues frappées, des bols de soupe et une mémoire populaire très vive

Si vous allez un jour à Hangzhou, près du lac de l’Ouest, vous trouverez un temple dédié à Yue Fei. Dans le hall principal se dresse une statue du général, représenté dans toute sa dignité. Juste devant sa tombe, à l’extérieur, deux statues en fer sont agenouillées, mains attachées dans le dos : Qin Hui et sa femme.

Pendant des siècles, les visiteurs ont insulté, frappé et craché sur ces statues. Aujourd’hui, elles sont protégées par des grilles, car elles sont considérées comme des objets historiques. Mais la tradition d’en faire un défouloir symbolique reste dans les esprits.

Frapper Qin Hui pour se venger… symboliquement

Pourquoi frapper une statue ? Dans la culture chinoise, ce type de geste peut être vu comme une manière de purifier l’espace et d’exorciser les injustices du passé. On ne peut plus juger Qin Hui, mais on peut encore exprimer publiquement son mépris.

Ce n’est pas la seule forme de “punition” symbolique. Dans certaines régions, on mange encore des pâtisseries ou des beignets surnommés “ministre Hui frit”, héritage d’une tradition où l’on plongeait “Qin Hui” dans l’huile bouillante sous forme de nourriture pour mieux se moquer de lui. Manger le traître, le réduire à un simple accompagnement de bouillie de riz, c’est renverser le rapport de force : celui qui dominait devient un simple en-cas.

Tout cela montre à quel point la figure de Qin Hui est restée profondément négative, bien au-delà des livres d’histoire. C’est un cas rare où un personnage politique devient presque un “méchant de folklore” partagé par des générations.

Un duo toujours présent dans la culture chinoise

L’histoire de Yue Fei et Qin Hui a inspiré des romans historiques, des pièces de théâtre, des opéras traditionnels, des séries télévisées, des bandes dessinées. Yue Fei y apparaît comme le modèle du soldat loyal, attaché à la fois à sa mère et à son pays. Qin Hui, lui, est le visage de la corruption, de la lâcheté et des manœuvres de couloir.

Dans le langage courant, leur opposition est parfois utilisée pour qualifier des situations modernes : un responsable prêt à sacrifier quelqu’un pour protéger le système sera comparé à Qin Hui ; un lanceur d’alerte ou un militaire loyal à Yue Fei. Même si les détails historiques sont parfois romancés, la dimension morale reste centrale.

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